Les Dépossédés
« La bourgeoisie « insoumise » qui peuple ces quartiers [les quartiers embourgeoisés des grandes villes] n'a pas rejoint les contestataires [manifestations contre la gentrification des littoraux]. Pourtant très diserte sur la question des inégalités, la dénonciation du 1% du capitalisme et des injustices sociales, elle quitte rarement son loft pour grossir les rangs des manifestants. Mais peut-être cette nouvelle bourgeoisie « rebelle et progressiste » n'a-t-elle pas vraiment envie de mettre en lumière les effets positifs sur son patrimoine d'un capitalisme qu'elle ne cesse de dénoncer ? Peut-être n'a-t-elle pas vraiement envie qu'on évoque la culbute qu'elle a réalisée grâce au renchérissement du foncier, ni le patrimoine qu'elle s'est constitué grâce au marché ? »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 32
« Sous toutes les latitudes, les métropoles ressemblent de plus en plus au village du Prisonnier. Ces villages clonés forment un archipel où l'on pense et où l'on vote à peu près à l'identique. Ce monde est celui de la reproduction, du conformisme, pas celui de la création, encore moins celui de la subversion. Le déplacement de métropoles en métropoles ressemble désormais à un voyage immobile. C'est le paradoxe : ces lieux qui se vendent comme ceux de l'« hypermobilité » sont devenus ceux du surplace, de l'enfermement, de la répétition, de la stagation culturelle et intellectuelle. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 40
« La métropolisation n'est qu'un business, un gigantesque business régi par la seule loi du marché ; le pire du capitalisme, muni de la meilleure agence de communication, la gauche. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 42
« Imprégnées par l'individualisme libéral et consumériste de l'époque, pratiquant depuis des décennies un discret évitemment résidentiel et scolaire, les classes supérieures sont le plus souvent inconscientes de s'inscrire dans un véritable processus de sécession. Indifférentes au sort d'une majorité ordinaire qu'elles ne côtoient plus, confortées moralement par l'adhésion à un progressisme vague, elles perçoivent leurs choix politiques, économiques ou résidentiels au mieux comme positifs, au pire comme des choix neutres pour la société et les plus modestes. Repliée derrière des murs invisibles, la bourgeoisie cool et bienveillante n'a peut-être pas souhaité les effets du modèle, mais elle le cautionne. En réalité, elle est de fait coresponsable d'un bilan social parfaitement mesurable, mais qui ne donne lieu à aucun débat, à aucun bavardage télévisé. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 56
« À bas bruit, les classes supérieures gagnent sur tous les tableaux. Surjouant la posture progressiste, niant sa position sociale dominante, la bourgeoisie ne se sent pourtant pas comptable des effets sociaux du modèle qu'elle plébiscite. De la même manière que son écologisme de façade fait oublier l'impact écologique de son mode de vie, l'affichage de son ouverture à l'autre et son combnat pour une société plus inclusive permet d'invisibiliser son impact social. Tous les sujets relèvenet en fait de la même ambivalence : imposer un modèle inégalitaire en s'offuscant de la richesse des ultra-riches, imposer la société multiculturelle en se protégeant de la diversité (un modèle auquel elle ne croit absolument pas, comme le montre sa recherche d'évitement résidentiel et scolaire), mettre en avant un écologisme radical (mais continuer à favoriser la métropolisation et un libre-échange mondialisé destructeur). »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 66
« Aujourd'hui, c'est la mise à distance de « l'autre » qui assure l'ordre social. Dans cette société qui n'en est pas une, les classes populaires ne sont pas des ennemies mais des oubliées. La nouvelle bourgeoisie est moins belliqueuse qu'indifférente au sort de la masse. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 67
« Ce sont les élites contemporaines que les classes populaires critiquent, certainement pas l'élitisme en soi. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 68
« Du roman national au métavers, en passant par le « penser printemps » d'Emmanuel Macron, le monde d'en haut impose un récit désincarné dans lequel il peut imposer ses représentations, se regarder, et, à l'occasion, réécrire l'Histoire. Rien n'est jamais totalement faux, on fonctionne sur des demi-verités, on donne l'impression de traiter le réel, on a même lancé il y a quelques années la grande opération « anti-fakenews » qui permet d'imposer délicatement le dérivé cool du ministère de la Vérité. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 83
« Dans ce jeu de rôle [la figure du transfuge de classe], l'adoubement de l'individu ordinaire est conditionné à l'adhésion aux codes du salon, à sa culture et à ses valeurs : tapis rouge pour le transfuge de classe qui, tout en surjouant son attachement au « bas », condamnera l'intolérance, l'homophobie, le racisme, la bêtise de son milieu d'origine, évidemment frappé d'anomie et au sein duquel la déglingue sociale et culturelle est la norme. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 94
« Fer de lance du capitalisme mondialisé et de son modèle sociétal (le modèle communautaire), mais dont l'administration est sous-traitée par des élus « anticapitalistes » (de gauche ou d'extrême-gauche), ce département [la Seine-Saint-Denis] est aussi la quintessence d'un modèle où l'argent, le marché, y compris illégal, est roi. Il illustre également le rôle que les élites dirigeantes veulent faire jouer aux classes populaires : celui d'acteurs atomisés ou, encore mieux, communautarisés, qui ne s'exprimeront dans l'espace public et politique que pour revendiquer en pleurnichant de nouveaux droits à condition de ne jamais remettre ne cause l'ordre dominant. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 104
« Promu ou combattu, ce wokisme est partout. Fidèles aux techniques publicitaires, ses promoteurs savent que l'important est d'en parler, et de saturer les médias de thématiques qui divisent la société en tranches, en panels. Ils lancent quotidiennement des débats et concepts clivants, l'important n'étant pas de convaincre mais d'imposer l'idée d'une société nouvelle, d'un peuple nouveau, sans attache ni histoire. Présentée comme inédite, cette représentation est rarement analysée dans le continuum d'un projet au long cours qui tend à incorporer le modèle sociétal dans son enveloppe économique ; l'individu-consommateur à la place du citoyen. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 115
« Cette idéologie [le wokisme], ou plutôt technique de vente, n'existe qu'en Occident. Lorsqu'elle peut impacter leurs ventes, comme c'est le cas en Chine ou dans les pays musulmans, les multinationales militantes du monde éveillé savent se montrer discrètes sur le sujet. Sans aucun état d'âme, elles peuvent abandonner leurs codes woke pour mettre en avant un marketing « islamiquement correct » (vendre un hijab de sport — Nike), pour ne pas froisser Xi-Jiping (faire jouer un personnage tibétain de Doctor Strange par la Britannique Tilda Swinton — Marvel Studios) ou encore pour whitewasher une superproduction (cacher l'acteur noir John Boyega sur l'affiche du Réveil de la Force — Walt Disney Company). Décrit comme un nouveau totalitarisme global, le wokisme n'est en fait qu'un symptôme de l'extension des limites du marché en Occident et de la mise à l'écart de la majorité ordinaire. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 116
« Contrairement aux apparences, le mélenchonisme s'agrège parfaitement au storytelling de l'industrie du divertissement, du panel, de l'intersection, de la disparition de la majorité ordinaire et surtout du monde d'après. Cette stratégie commerciale dite « terranovesque » est assez simple. Il s'agit de cibler des groupes sociaux ou culturels pour atteindre un seuil minimal de qualification au second tour relativement bas (autour de 20%), puis, si possible, se retrouver face au candidat populiste pour l'emporter. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 118
« En ce début des années 2020, dans ces villes embourgeoisés, les classes supérieures sont surreprésentées. La présence populaire se limite aujourd'hui aux populations d'origine immigrée qui se concentrent dans la dernière offre du parc de logements non gentrifiée, à savoir les îlots de logements sociaux. Cette sociologie très atypique et inégalitaire est caractéristique des métropoles. Dans ces espaces où les clivages sociaux recouvrent des clivages ethniques, chacun est à sa place. Contrairement à ce qu'on imagine, la bourgeoisie dite progressiste n'a absoluement pas l'intention de faire de la place aux classes populaires immigrées mais de s'en servir (les immeubles dans lesquels elle vit, les collèges dans lesquels elle scolarise sa progéniture et même les milieux professionnels dans lesquels elle exerce ses activités sont généralement homogènes socialement et ethniquement). Le maintien d'un lempenprolétariat dans les métropoles permet de répondre à la nécessité d'employer une main-d'œuvre sous-payée qui permettra de faire tourner des secteurs entiers de l'économie (BTP, restauration) et de fournir un personnel bon marché indispensable au mode de vie bourgeois (Diwata pour le ménage, Fatoumata pour garder les enfants — il y a quelques années déjà, nous avions d'ailleurs posé la question « Mais alors, qui garde les enfants de Fatoumata ? », à ce jour, elle demeure sans réponse —, Mourad pour les déplacements Uber — l'exploitation déléguée à une multinationale américaine permet de faire des économies — Et Koffi — avec ou sans papiers, mais le plus souvent sans — pour la livraison du dîner à domicile). »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 119
« Les minorités, déjà armées de réserve du capital, sont devenues l'armée de réserve électorale du pouvoir libéral. Pour combien de temps ? Cette alliance est fragile. Elle est conditionnée au maintien de flux migratoires élevés qui renouvellent la main-d'œuvre exploitable en augmentant le poids électoral de ces populations et à l'adhésion des minorités au récit de la fascisation de la majorité ordinaire. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 121
« Le protectionnisme économique, assimilé au fascisme par le monde d'en haut, est au contraire accepté et plébiscité lorsqu'il vise par exempel à protéger le monde de la culture. Les industries du cinéma et de la musique made in France promeuvent l'ouverture au monde, mais se protègent depuis presque un demi-siècle du marché libre-échangiste mondial. Ici, la « préférence nationale » est appelée « exception culturelle », et, comme par magie, elle devient moralement acceptable. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 136
« Dénoncer les racisme, sexisme ou fascisme supposés d'un individu ou d'un groupe ne vise pas à les faire reculer, mais d'abord à administrer la mort sociale de cet individu ou de ce groupe. Cette bonne vieille technique stalinienne se diffuse partout (du monde politique à celui de l'entreprise, en passant par les universités et la culture) afin de, tout simplement, tuer la concurrence, s'auto-désigner « progressiste » et afficher sa supériorité morale. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 137
« Dissimulant la bêtise derrière le diplôme, la représentation commode d'une société divisée entre les gens « éduqués » et surdiplômés (l'absence de diplôme, lire « la bêtise », est systématiquement convoquée comme cause du vote populiste) et les non- ou faiblement diplômés (la plèbe) est l'assurance vie des classes dominantes. Le problème, c'est que, si elle est efficace pour verrouiller le débat, cette représentation accélère un peu plus leur confinement intellectuel. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 179
« Sur les terrains culturels et sociétaux, le pragmatisme n'est pas non plus interdit. Les pays scandinaves démontrent qu'en la matière, il est possible de calmer les tensions en répondant aux demandes des gens ordinaires. Mais, pour initier des mesures, les élites danoises ou suédoises ont dû, au préalable, faire leur révolution intellectuelle, considérer qu'elles n'étaient pas en poste pour servir des utopies, mais la majorité. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 189
« Le retour des gens ordinaires au centre est la seule réponse à la promesse du chaos, et la seule condition à la reconstruction. »
— Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Champs, p. 194